Je rentrais à la maison au volant de ma voiture avec ma mère et mes soeurs. Au stop au bout de la rue, une dame manoeuvrait son increvable Twingo. J’avais évidemment reconnu Catherine, ma maîtresse de CM1. Elle fait alors une petite marche-arrière et s’arrête à notre hauteur pour échanger quelques mots avec maman. Personne n’arrive derrière nous, la conversation peut s’étendre. Zut. Je croise Catherine de temps à autre dans le quartier mais j’ai vite fait de l’éviter. C’est que la dame est assez excentrique et capable de rendre une conversation très gênante… Une ancienne maîtresse a toujours quelques souvenirs à nous remémorer et souvent les premiers à surgir concernent nos maladresses et effronteries d’enfant. Comme elle a enseigné à deux de mes soeurs, il lui arrive de nous comparer. Et puis, on discute sur nos trajectoires respectives. On parlait de ma soeur, de la façon dont Catherine n’avait pas prévu qu’elle deviendrait infirmière, et puis ma mère de lancer : «  Et Inès, tu n’avais pas anticipé pour elle non plus, hein ? ». Maman faisait sûrement référence à mon parcours étudiant et ses perturbations, mon master en science-politique et puis, le hijab ! C’est ici que, pour la première fois, j’aurais bien aimé que Catherine se contente de quelques anecdotes sur le CM1… 

Trop heureuse que la perche soit ainsi tendue, voilà qu’elle lève le frein à main de la Twingo dans un geste théâtral comme elle en a le secret. Ses bras s’agitent, son regard s’illumine, son discours, elle le croit imparable !

« – Ah, le voile ! C’est pas que ça ne plaît… Enfin, c’est pas mon idée de la femme ! Moi je suis pour la liberté ! Je suis pour que tu puisses aller à la mer et nager ! Pas que tu sois engoncée dans cet habit. Et je serais d’accord avec le voile si les hommes aussi devaient se cacher. » 

Nous sommes interloquées. Nous l’écoutons nous servir la soupe à la femme libre. Hélas, on en connaît que trop bien la recette. L’ennui c’est qu’aujourd’hui la soupe déborde ! Catherine ne trouve plus les freins, elle parle et ne sait plus comment s’arrêter ! 

« – Je suis pour la liberté et l’égalité, voilà ! Et c’est bien dommage, je t’ai connue libre et intelligente ! Et maintenant tu es enfermée… Mais dis-moi, tu es mariée, Inès ?

– Non, je ne suis pas mariée. Je me suis enfermée toute seule, pas eu besoin d’un homme pour ça. » 

– Ah. »

Tout le long de sa tirade de l’égalité contre l’obscurantisme j’attendais qu’une voiture s’annonce derrière nous et me donne une bonne excuse pour détaler. Quelle ironie, c’est précisément quand elle eut fini qu’une voiture nous obligea à partir. Soulagement. Aller, bon vent Catherine et la Twingo ! 

Est-ce qu’il était possible de discuter ? Vraisemblablement, non. La dame à la Twingo a des certitudes. Ses certitudes l’ont rendue amnésique et méprisante. Alors qu’elle me flattait sur mon intelligence et me promettait un brillant avenir, il aura fallu que je me pare d’un habit de pudeur pour lui faire tout oublier et me vouer aux gémonies. Cette attitude me fait dire qu’elle n’agissait pas de façon rationnelle. Comment peut-elle croire que le hijab m’aurait amputé d’un bout du cerveau dont elle savait apprécier les qualités hier encore ? À moins que ce ne soit l’oeuvre d’un homme ! Un être vil, un vampire, qui aurait dégusté mes cellules grises dans la couche conjugale. Mais il n’en est rien. Alors Catherine, pourquoi tant d’incohérence ? Qui est l’homme derrière toute cette haine ? Celui qui aura dévoré tes capacités cérébrales au point de te rendre impossible la résolution de l’équation suivante : hijab = libre choix. 

Plus je l’écoutais plus je réalisais le mépris sans fin et l’intolérance de la dame. Au nom de la « liberté » et de  l’ « égalité », elle peut s’octroyer le droit de me juger inférieure. Parce qu’elle, elle a tout compris ! Elle a la recette du bonheur et de la parfaite féminité. Si tant d’orgueil et de suffisance n’assombrissaient son coeur, peut-être aurait-elle pu me dire ces mots simples : «  Je pense que tu es une personne douée de raison, peux-tu m’expliquer pourquoi tu as fait ce choix que je ne réussis pas à comprendre ? ». Un peu d’humilité, juste un peu Catherine ! Mais selon elle, il ne peut pas y avoir de raison derrière ce hijab, il ne peut pas y avoir de valeurs, de projet. Il ne peut s’agir que d’avilissement parce que le hijab est ontologiquement une dégradation de la femme. C’est sa religion qui le dit. C’est ce en quoi elle croit et elle m’a fait comprendre qu’elle ne pouvait rien entendre d’autre. Là voilà l’intolérance, la vraie ! Celle qui se cache derrière les discours sur la liberté et l’égalité. 

PS : Je n’ai rien contre la Twingo.