Sur leur site, les éditions Ribât expriment leur engagement pour la promotion de l’Histoire de l’islâm et de sa civilisation afin de « permettre aux musulmans de se réapproprier leur héritage, déconstruire et réfuter les manipulations ». Évidemment, ce projet m’a séduite ! Je m’étais alors empressée de passer ma première commande. J’avais sélectionné dans la collection « Maghreb islamique » La conquête de l’Afrique du nord d’Agha Ibrahim Akram. Quelques deux cents pages pour explorer un épisode fameux de la propagation de l’Islam sur la côte nord-africaine. J’avais lu ce livre en quelques heures et, le goût de l’Histoire alors réveillé en moi, voilà que je passais déjà ma prochaine commande. Cette deuxième fois, je choisissais un titre dans la collection « Islâm d’Europe », Le roman des Janissaires de ‘Issa Meyer, sorti en 2019. 

C’est un livre épais qui est arrivé à la maison, plus de cinq cents pages de texte surmonté d’un lexique, de repères chronologiques pour suivre l’ordre des dynasties, des grandes dates et une bibliographie fièrement fournie. J’ai proposé la lecture du livre en cercle de lecture à l’été 2020 mais dépasser les quarante premières pages fut bien pénible pour moi… Beaucoup de noms, de termes importés du turc ottoman, des dates, des noms de lieux qui ne m’étaient que trop étrangers. J’étais pressée d’explorer l’islâm d’Europe mais 2020 n’était pas encore mon année. J’ai alors refermé Le roman des Janissaires en me promettant une lecture future in chaa الله . 

Nous nous retrouvons donc à l’été 2021, cette fois j’ai réussi une lecture attentive du livre ! L’effort en valait largement la chandelle. Passées les premières pages denses et dépaysantes, on se retrouve entraîné dans l’Histoire de l’Empire ottoman, de sa naissance à son déclin, vue sous le prisme de ce corps militaire de légende qu’on appelle les Janissaires. On traverse plusieurs siècles d’Histoire, sultan après sultan, conquête après conquête et on observe s’ériger cet immense empire dont l’une des particularités réside justement dans ce système singulier du devşirme : des tributs réquisitionnés parmi les jeunes garçons chrétiens des territoires conquis par les soldats du Sultan. Ces jeunes gens étaient ensuite conduits à la capitale et recevaient une éducation d’élite. Ils se convertissaient à l’islâm et étaient destinés à servir les intérêts du Sultan, assuraient sa garde rapprochée et occupaient les postes stratégiques et hautes fonctions de l’Empire. Leur discipline et leur dévouement étaient proverbiaux. Ainsi, ces esclaves au service de l’Empire sont entrés dans la légende et se sont brillamment illustrés tant dans le domaine de la guerre, de la stratégie, de la politique mais aussi en architecture et en d’autres domaines encore. Toutefois, au cours de ma lecture, il m’est arrivé d’interroger ce choix de l’auteur d’avoir proposé de parcourir l’Histoire de l’Empire ottoman par le biais des Janissaires… N’est-ce pas là une restriction importante que s’impose l’auteur ? Les Janissaires sont certes déterminants dans l’essor de l’Empire ottoman mais de là à leur accorder cinq cents pages ? C’est en fait à la fin du livre que tout prend son sens puisqu’on découvre l’étonnante ironie du sort réservée à la Maison d’Osman : ce corps d’élite qui l’avait portée au sommet devient par la suite un facteur fondamental de sa décadence. Le corps des Janissaires a dégénéré tant et si bien qu’il est devenu, quelques siècles après sa création par le sultan Murad au XIVème siècle, une armée d’opportunistes indisciplinés et prompts à se mutiner, une cohorte impossible à réformer qui n’assumaient plus ses fonctions et se livraient en plus à des exactions contre la population. Aussi, les Janissaires ne sont pas un prétexte farfelu pour étudier l’Empire ottoman, leur rôle est suffisamment complexe et singulier pour nous occuper longuement dans cet ouvrage des éditions Ribât. À plusieurs égards, il n’est pas exagéré de dire qu’ils ont fait et ont défait l’Empire. 

Leur oeuvre première est évidemment militaire, aussi Le roman des Janissaires est rempli de récits de conquêtes guerrières, de grandes batailles, de longs sièges, de marches cadencées vers l’ennemi, de la bataille de la Plaine des Merles au siège de Vienne et à la bataille navale de Lépante en passant par les rebellions à Alger ou dans les faubourgs d’Istanbul. L’auteur ne nous prive pas de détails sans alourdir le récit pour autant. Les noms des généraux et des héros de guerre sont cités, la géographie des lieux est décrite, les enjeux sont connus du lecteur, bref, les récits guerriers sont insérés avec brio et jalonnent toute la lecture du Roman des Janissaires. J’ai une appétence personnelle pour les récits guerriers, j’ai appris à les apprécier notamment avec La conquête de l’Égypte et Sayfollah aux éditions Nawa. Dans ces deux ouvrages, l’auteur, Abu Soleiman Al-Kaabi,  saisit l’opportunité des récits guerriers pour introduire des notions relatives à l’art de la guerre et à la stratégie militaire -donc politique- du Prophète ﷺ dans Sayfollah ou de Amr Ibn Al-As ra dans La conquête de l’Égypte. Dans Le roman des Janissaires, il ne s’agira pas de profiter d’enseignements issus de la polémologie comme nous en gratifie Abu Soleiman Al Kaabi dans ses livres, on appréciera simplement des récits bien faits, dans un style fluide et épique, récits qui s’enchaînent et permettent au lecteur de voir se dessiner l’extension progressive du territoire de la Maison d’Osman. On suit l’Empire grandir, on voit sa force militaire s’accroître et s’affirmer. Des cartes légendées sont présentes en début de chapitre, une chronologie occupe quelques pages en fin d’ouvrage, de quoi se repérer aisément et acquérir une connaissance sérieuse de l’Histoire des sultans ottomans et des grands évènements de l’Empire au fil des siècles jusqu’à son déclin. 

Ce livre est tout indiqué pour découvrir les accomplissements grandioses des Ottomans, du petit beylik à un Empire transnational parmi les plus vastes de l’Histoire. La conclusion du livre restera ma partie préférée, l’auteur propose une lecture de l’essor et du déclin de l’empire selon le schéma des civilisations d’Ibn Khaldoun. Cette analyse critique est édifiante et élève le récit qui nous a occupé pendant plusieurs centaines de pages précédemment. Toutes les grandes civilisations sont issues originellement de l’effort intense d’hommes forts, aux conditions de vie rudes. À mesure que leur pouvoir est établi et que leurs descendants se sédentarisent et monopolisent le sommet de l’État, ils s’affaiblissent, se complaisent dans le luxe et la vie facile et c’est ainsi que s’installent peu à peu corruption et débauche. La décadence est là et la fin est annoncée. Dans le cas de l’Empire ottoman, la longévité exceptionnelle de la dynastie trouverait à s’expliquer en partie par l’immense structure militaire mise en place par les premiers sultans et un appareil administratif performant. C’est dans ces pages que j’ai trouvé la substance qui m’anime le plus : de l’analyse, de la hauteur sur les évènements racontés, une vision critique qui élève la compréhension du lecteur. À mon sens, une approche de l’Histoire dont on a besoin aujourd’hui doit systématiquement inclure cette analyse critique. Plus encore, une approche de l’Histoire pour et par des Musulmans devrait sûrement placer le Quran au centre et proposer une lecture critique qui se base sur la Révélation. On peut dès lors lancer cette discussion et demander à des historiens musulmans d’aller vers cette révolution épistémologique. Peut-être une direction que pourrait emprunter les auteurs des éditions Ribât pour monter en puissance et innover dans le champ de l’Histoire racontée par et pour les Musulmans et dépasser le seul récit de l’histoire des Musulmans du passé, aussi grandiose soit-elle… En tout état de cause, on ne saurait reprocher à Ribât d’avoir proposé un récit homérique à la gloire des Janissaires ou de l’Empire ottoman tant les pages qui décrivent le déclin de ce corps d’élite ne tarissent ni de détails ni de condamnations morales. 

Enfin, on aurait apprécié davantage de densité sur la rencontre des Janissaires et de l’Empire ottoman décadent à partir du XXVIII ème siècle avec l’Occident alors en plein dans sa grande révolution technologique et politique. Quelques mentions de l’état de vétusté des équipements des armées et son retard technique sont faites au cours du livre tandis que les toutes dernières lignes du Roman des Janissaires annoncent l’ère des Jeunes-Turcs acquis aux valeurs laïques et nationalistes. La fin actée de l’Empire ne fait pas l’objet de développements plus avant… Mais peut-être est-ce là un choix motivé par la préparation d’un autre livre aux éditions Ribât qui traite largement de la chute de l’Empire ottoman ? …

Pour conclure, on retiendra que Le roman des Janissaires est une lecture dense qui retrace des siècles d’Histoire de l’Empire ottoman en insistant sur le corps d’élite qui en a fait la gloire et qui symbolise aussi son déclin. La trame est principalement chronologique, aussi on avance dans le livre comme on avance dans l’Histoire avec un grand H. Toutefois, l’auteur a également inséré certaines parties purement thématiques, comme par exemple une suite de portraits de Janissaires parmi les plus célèbres ou quelques pages spécialement dédiées à la situation particulière de la régence d’Alger. En outre, une annexe en bonus reprend l’islamisation des Balkans. 

C’est donc un livre d’une grande richesse dans un style fluide et pour lequel l’éditeur a fourni des efforts certains afin de nous en faciliter la lecture (cartes, repères chronologiques, lexique etc). C’est complètement une lecture qui mérite notre attention et restera dans ma bibliothèque comme un précis de l’Histoire des dynasties de la maison d’Osman ! 

 

 

 

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