En 1973, la Nasa réussissait la prouesse de photographier la planète Terre pour la première fois.  Toutefois, l’image n’aurait pas manqué de susciter une certaine confusion auprès du public. En effet, l’Afrique s’y situe au Nord. Aussi, pour dissiper les malentendus, la Nasa avait modifié le cliché avant publication et remis le monde à l’endroit : l’Afrique au sud, en bas; et le monde occidental vers le haut, au nord. On voit ici apparaître un souci de promotion d’une certaine conception de l’ordre mondial où domine le Monde occidental; en cela, il ne peut se retrouver en bas. Ce serait une position qui ne sied pas à son rôle de leader. C’est Brian Meier, un psychologue à l’université de Gettysberg en Pennsylvanie, qui a révélé le biais cognitif qui fait penser le nord en hauteur, dans une position avant-gardiste, alors que le sud serait en bas, en retard. L’imaginaire collectif associe donc des qualités mélioratives de développement et de progrès au nord; a contrario, le sud serait associé au recul et à l’échec. Nord, sud, les deux sont des constructions sociales de la réalité comme entendu dans la conception constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckmann. Il existe des représentations du monde, notamment des travaux de cartographes anciens, où la position du nord, centre du monde développé tel qu’on le connaît aujourd’hui, est renversée et l’Occident provincialisé. C’est le cas de la carte Kangnido par exemple réalisée en Corée en 1402 où la Chine occupe une place centrale surdimensionnée. Aussi, il convient d’interroger cette contingence qui place le monde occidental au nord dans les schémas de représentation, signifiant par le fait même sa position dominante dans le monde. D’aucuns justifieraient cette situation par le niveau de développement des pays du nord en comparaison des situations des autres régions du monde. La notion de développement qui nous occupera dans ce travail se pare d’un habit de neutralité qui facilite d’autant plus son utilisation décomplexée. Le sens commun se figure qu’il est possible de mesurer le niveau de développement par des méthodes parfaitement quantitatives au moyen d’outils économétriques comme le PIB ou autres indicateurs, ce qui confèrerait à ces valeurs une irréductible scientificité car alors réputées objectives et neutres. Plus encore, le sens commun n’interroge pas l’institution du développement qui fonctionne dès lors comme une idéologie : des lunettes au travers desquelles l’on voit mais qu’on ne voit pas. Aussi, la notion de développement est par deux fois insaisissables pour le sens commun : elle est réputée neutre et est invisibilisée, on ne l’interroge pas car elle s’impose avec la force de l’évidence. Il convient alors de traiter de la trajectoire de la notion de développement parce qu’en situer les origines et le contexte de construction nous permettra d’en saisir la charge idéologique (I). La notion de développement induit par ailleurs une configuration spéciale des rapports entre les pays du nord et du sud et règle les relations internationales. Aussi, l’aide au développement se révèle être la nouvelle méthode millénariste des pays du nord pour s’ingérer suivant de nouveaux canons dans les affaires des pays du sud. Nous verrons donc une critique faite à la notion développement incarnée dans son modèle d’action par l’aide au développement selon l’approche des études post-coloniales. (II). 

  1. Le développement : trajectoire d’une notion  

A. La violence symbolique de la rhétorique du développement 

Au XVI ème siècle en Europe se déroule une si puissante révolution qu’on la connaît aujourd’hui sous le nom de Renaissance. Des explorateurs espagnols et portugais découvrent le « Nouveau Monde », les richesses affluent en provenance des Amériques; la Reconquista finit de chasser les Musulmans d’Europe, les arts et les techniques connaissent ainsi un essor majeur alors qu’on découvre l’héritage gréco-romain via l’oeuvre des Arabes et Berbères; une révolution épistémologique se joue et les sciences évoluent. C’est la naissance de la Modernité. Les études décoloniales, portées dans le champ académique par Aníbal Quijano et Ramon Grosfoguel notamment, situent ici la matrice d’un rapport nouveau au monde pour les Occidentaux. L’essor technologique, bientôt industriel, rendu possible par un enrichissement soudain à la faveur du travail forcé, de la colonisation, de l’exploitation et de la spoliation, sonne le début de l’exportation des canons du progrès humain selon le paradigme occidental. Felwine Sarr, dans Afrotopia, définit ce paradigme de la modernité occidentale comme une « perspective inversée de l’humain, qui consacre le primat de la quantité sur la qualité, de l’avoir sur  l’être ». La cosmologie toute particulière et unique de l’Occident qui a conduit à ce qu’on a pu considérer comme autant de progrès et de développement humain a été érigée en principe universel que toutes les sociétés seraient amener à réaliser. Aussi, c’est cette mythologie du développement qui place dans le regard des Occidentaux la vision du sous-développement des autres sociétés. Des concepts comme l’émergence économique, la croissance, et autres injonctions telle que la lutte contre la pauvreté conditionne le regard occidental sur l’Afrique et les suds en général, projetant ainsi les « mythes de l’occident sur les trajectoires des sociétés africaines » selon l’expression de Felwine Sarr. Et c’est en cela que la rhétorique du développement est en fait source de violence symbolique dans les rapports internationaux Nord-Sud, quand elle n’en pas engendré physiquement. 

B. L’avènement de la rhétorique du développement et ses reconfigurations théoriques successives 

On fait dater au 20 janvier 1950 l’émergence formelle de la rhétorique du sous-développement avec le discours d’investiture du président des États-Unis Harry Truman. On parle aujourd’hui du « Point IV du président Truman » pour désigner le programme initié alors de « mise en marche du progrès économique sur une échelle internationale ». Dans le contexte de la Guerre Froide, la thématique du sous-développement et de l’aide au développement constitue un slogan d’une grande puissance politique. Le sous-développement était réputé un terreau fertile pour le communisme et l’influence soviétique, il s’est alors agi de prévoir des « aides techniques » aux régions sous-développées pour leur donner accès à la prospérité économique et les intégrer ainsi dans un marché international. Les États-Unis ont ainsi développé un programme d’aide technique financé par des crédits gouvernementaux en même temps qu’ils appuyaient des travaux des Nations Unies pour adopter quatre résolutions qui ont donné naissance à une organisation à l’intérieur du Conseil économique et social et du Secrétariat. À la même époque, l’expression de « Tiers-monde » commence à faire fortune des suites des analyses de l’économiste et démographe français Alfred Sauvy. On peut marquer ici le point d’entrée de la thématique du développement et de l’aide au développement dans le champ de la recherche, notamment francophone. C’est dans le champ de l’économie que les premières réflexions sur le développement du Tiers-monde se sont fait jour. Georges Balandier parlait de « situation coloniale » pour qualifier l’état des pays colonisés ou nouvellement indépendants qui ne disposaient pas de modèles macroéconomiques propices à leurs intérêts propres qui permettraient un système de développement endogène puisqu’ils avaient servi jusqu’alors de colonie d’exploitation au service de la métropole. Avec le père Lebret du groupe Économie et Humanisme, un premier plan de développement fut instillé qui relève d’une réflexion théorique, le « socialisme africain ». Des analyses marxistes y virent une forme renouvelée de domination impérialiste. Pour ces analystes et militants notamment Gunder Frank et Samir Amin, l’enjeu était de fournir une base théorique à ces pays afin de les doter d’un « développement auto-sensé » en rupture avec l’impérialisme occidental. Aussi, dans la lignée de ces réflexions, dans les années 1970, apparaissent des courants internationaux des sciences sociales en rupture avec « le monde du développement ». Ce dernier est réputé entretenir des liens étroits avec « l’ethnologie exotique et le colonialisme européen » (Leclerc, 1972). Dans les années 1980-1990, une « socio-anthropologie du développement » émerge (Jean-Pierre Olivier de Sardan, Jean-François Baré, Jean-Pierre Chauveau, Jean-Pierre Dozon) avec pour ambition de produire un savoir et d’en amorcer la réalisation. Enfin, une nouvelle dynamique entre en jeu dans le courant des années 1990-2000 avec les débuts des études sur l’aide humanitaire et de l’anthropologie de l’aide internationale. Ces dernières tendances révèlent des préoccupations contemporaines en cela qu’elles font jour à l’ordre de la globalisation néo-libérale, nous nous attacherons ainsi dans une seconde partie à développer des critiques de la rhétorique du développement et de l’aide au développement suivant cette tradition.

  1. L’aide au développement, l’idéologie en action 

A.  L’aide au développement, relai de la mission civilisatrice ? 

Si l’on attribue communément à la doctrine Truman l’arkhè de la notion de développement, d’autres conceptions remontent à la colonisation et à ses supposées justifications éthiques. Sous la III ème République en France, c’est le thème de la « mission civilisatrice » qui occupe les parlementaires et motive l’entreprise coloniale. Jules Ferry avait alors rappelé le 28 juillet 1885 « le devoir des races supérieures de civiliser les races inférieures ». On voit ici une lecture qui, bien que totalement disqualifiée ce jour en raison de l’epistémè raciste propre au contexte d’alors, présente l’entreprise coloniale comme un « programme d’aide au développement » initié par des « pays civilisés » au bénéfice de « pays non-civilisés », « sauvages ». En outre, l’idée-même de la mission civilisatrice demeure audible et trouve des défenseurs à ce jour. Romain Bertrand, dans une enquête portant sur la loi du 23 février 2005 qui reconnaissait le « rôle positif » de la colonisation française en Algérie, analysait la controverse autour du fait colonial. Son enquête montre que certains milieux (associations de Pied-noirs, anciens de l’OAS etc) perpétuent le discours des bienfaits de la colonisation en termes de développement qu’aurait ainsi acquis le pays. Ferwinn Sarr résume en ces termes : « Le colonialisme ayant définitivement discrédité l’idée de mission civilisatrice, le développement s’est érigé en norme indiscutable du progrès des sociétés humaines en inscrivant leur marche dans une perspective évolutionniste, niant la diversité des trajectoires, ainsi que celle des modalités de réponse aux défis qui se posent à elles ». Aujourd’hui, l’aide au développement, selon la lecture des théoriciens de la dépendance notamment Fernando Henrique Cardoso, revêt la forme d’un néo-colonialisme qui tait son nom. Cette approche structuraliste suggère que les pays réputés en développement ce jour ont hérité leur situation dans l’ordre mondial de la structure économique occidentale globale. Aussi, l’aide au développement prend la forme d’un miroir aux alouettes où les intérêts impérialistes trouvent encore à se satisfaire.

B. L’aide au développement entre impérialisme et stratégie de marché

Dans Poverty capital : microfinance and the making of development (2010), Ananya Roy nous livre un debunkage d’une mesure présentée comme un item de l’aide au développement et de la lutte contre la pauvreté : le cas de la microfinance. Initialement, le microcrédit, fondé sur des concepts déjà existants, a été promu et développé par les travaux de Muhammad Yunus dans les années 1970-1980, il est ainsi surnommé le “banquier des pauvres”. Cette technique d’aide au développement a depuis été investie par des institutions financiers internationales, comme la Banque Mondiale et d’autres, et s’est muée en marché lucratif. Alors que le microcrédit était connu comme une alternative à la faveur des pauvres pour résister au monopole bancaire, il est devenu une technique financière qui permet de profiter de la pauvreté, notamment en imposant des taux d’intérêt exorbitants sur le capital emprunté et même une surveillance des projets ainsi financés. Aussi, la mise à l’agenda de la question du développement et de la pauvreté s’avère en réalité chargée idéologiquement et prompte à réaliser les intérêts dominants. Le développement est ainsi un discours à la croisée des chemins entre impérialisme et stratégie de marché néo-libérale.

 

Pour conclure, nous dirons que le développement est un discours construit, nous en avons retracé la trajectoire et les évolutions théoriques. Le développement a été érigé comme l’horizon inévitable des pays alors qualifiés de sous-développés, d’émergents. Ce faisant, les pays sortis du joug de la surannée colonisation territoriales entraient dans une nouvelle forme de domination. Nous citerons pour finir Arturo Escobar qui rappelle que le discours du développement est un mécanisme qui a permis la production et l’administration du Tiers-monde en plus de diffuser un discours de vérité officielle au nom du développement. Les uns se rendent incapables de comprendre les autres et, subjugués par un modèle dominant, ces derniers semblent manquer l’occasion de produire leur propre téléonomie.

 

Quelques références :

 

  •  Williams Caroline, 06/15/2016, Maps have ‘north’ at the top, but it could have been different.  BBC Future 
  •  Berger Peter,  Thomas Luckmann. La Construction sociale de la réalité. Armand Colin, 2018
  •  Sarr Felwine, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016
  •  Heilperin Michael A. Le point IV du président Truman. In: Politique étrangère, n°2 – 1950 – 15ᵉannée. pp. 165-177
  •  Meillassoux Claude. Le Tiers Monde : Sous-développement et développement, ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier, préface d’Alfred Sauvy. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 13ᵉ année, N. 3, 1958. pp. 604-607.
  •  Atlani-Duault Laëtitia, Dozon Jean-Pierre, « Colonisation, développement, aide humanitaire. Pour une anthropologie de l’aide internationale », Ethnologie française, Vol. 41, 2011, pp. 393- 403.
  • Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du “fait colonial”, Editions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2006
  •  Sarr Felwine, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016
  • Escobar Arturo, Imagining a Post-Development Era ? Critical thought, development abd social movements, Social text, no. 31/32, Third World and Post-Colonial issues (1992)